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Le petit sentier
Le petit sentier
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2 octobre 2007

Promenades

Mes pieds butent sur cette poussette qui entrave mes pas. La colère fait une boule au fond de ma poitrine. A seize ans, on a autre chose à faire que promener son petit frère. Pourquoi moi ? Pourquoi dois-je être si gentille, si serviable et renoncer à tant de choses ? L'intransigeance de ma mère me donne des envies de meurtre. Elle ne pouvait pas aller le promener, elle ? C'est bien son fils non ? Son attitude me rend folle et ma rage s'amplifie lorsque je pense à lui, dans la poussette, qui n'a rien demandé et qui aurait besoin qu'une mère aimante le pousse doucement en lui faisant de beaux sourires... Pour réparer son départ dans la vie, son manque de mère, son abandon.
Mon regard fait un tour d'horizon. La place du village est pleine de commères qui caquettent et montent en mayonnaise le moindre petit évènement. J'appréhende toutes ces paires d'yeux braquées sur moi et ces langues de vipères qui pourraient raconter n'importe quoi. Que je suis la jeune mère de ce petit qui vient de débarquer du haut de ses seize mois, par exemple. Ces mauvaise paroles que je devine me font baisser les yeux et hâter le pas. Pourquoi ma mère me fait-elle vivre cette épreuve chaque jour de ce long été ? Ai-je quelque-chose à expier ?
Dans les magasins, les caissiers m'appellent "Madame". Que puis-je faire ? Implorer qu' on me laisse encore un peu de ma jeunesse ? S'il-vous-plaît, dites "Mademoiselle" encore un peu !
Sur le chemin, je rencontre des garçons de mon âge, ceux qui font la trame de mes rêves les plus fous, le soir, au fond de mon lit. Ils me regardent passer presque sans me voir, m'adressant quelques sourires, au pire, moqueurs, au mieux, contrits. Je fulmine... Que puis-je revendiquer auprès de celle qui m'a donné le jour ? Que puis-je lui expliquer qu'elle n'écouterait pas ? Je n'ai pas l'âge de promener un bébé, j'ai l'âge de papillonner, de m'amuser, de découvrir les autres, ceux qui m'attirent...
Au cours de ces disputes récurrentes qui m'opposent à mes parents jusqu'à ce que je quitte,enfin, à vingt -trois ans, le terrier famillial, ma voix rauque, étranglée de larmes et de rage crie, demande, exige cette liberté qu'ils ne veulent pas me donner, qu'ils me pennent pour mieux éviter leurs responsabilités.

Mes pieds ne butent pas sur la poussette que j'ai choisie avec soin pour mon tout petit. Je l'ai testée avant, méticuleusement. Je l'ai choisie légère, maniable, élégante, citadine et j'ai bien fait attention à ce qu'il y ait assez de place pour mes pieds, pour mes pas... J'ai choisi une poussette sans entrave.
Dans la rue, je marche doucement , doucement. Je regarde mon petit, je lui parle, je le fais rire, je m'arrête pour l'embrasser, le chatouiller... Je profite du soleil, du vent, du sourire des passants...
Parfois je choisis de "nous" promener en écharpe. J'enroule le tissu tout doux autour de nous deux, j'ajuste, je serre et nous voilà partis... Sur la route, je peux lui chuchoter des mots doux, le caresser, l'embrasser... Il profite du mouvement incessant de mon corps, de mon pas qui accélère, qui ralentit, qui sautille. Il observe le monde à hauteur humaine, il sourit à tous les regards qu'il peut attraper puis il s'endort, confiant. Aucun bruit , même la sirène des pompiers ne peut le réveiller.
Dans les magasins, les caissiers m'appellent "Mademoiselle", je leurs adresse mes plus beaux sourires, je me fais douce, espiègle.
Maintenant j'ai l'âge de promener un bébé et ce bébé me fait l'effet d'un gros ballon d'hélium qui me soulèverait à quelques centimètres du sol, en permanence.

Parfois je n'en peux plus de cette proximité, de ce petit corps collé à moi, je me sens envahie, débordée, saturée, à bout. La simple idée d'une promenade en écharpe me révulse, j'appréhende le corps qui devient lourd, la lanière qui me scie une épaule, l'impossibilité de me retrouver seule, de souffler, d'essayer un habit dans une boutique. Ces jours-là je choisis la poussette.

Parfois je n'en peux plus de cette distance qui nous sépare en promenade, de son regard inquiet lorsqu'une moto passe près de nous, lorsqu'un gros chien aboie, lorsqu'une grand-mère lui pince la joue. Parfois je n'en peux plus de ses réveils en sursaut lorsqu'une voiture klaxonne, de mes caresses réprimées, de mes mots doux qui s'envolent dans le vent, des boutiques innaccessibles à cause des marches, des bordures ratées, des trottoirs trop étroits. Ces jours-là je choisis l'écharpe.

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