Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le petit sentier
Le petit sentier
Archives
26 mai 2006

Peu importe le souvenir récent des gifles

J’ai cinq ans, une bouille ronde, de grands yeux et des cheveux coupés au carré avec une frange. Je ne me soucie de rien, seule entre papa et maman, je ne sais pas encore ce que c’est de travailler, le mot « devoir » ne me dit rien, je ne sais pas lire, ou très peu… Juste écrire mon prénom et dessiner de jolies maisons avec des arbres, des fleurs et de l’herbe autour.
C’est les vacances, le soleil inonde la salle à manger à travers la grande baie vitrée et il fait chaud comme le matin sous la couette. Le chat se prélasse sur un coussin. Moi, je suis assise sur le banc d’un grand bureau de lycéens, une relique avec pupitre en bois ambré et encrier en faïence, trouvé sur une braderie. Mes pieds ne touchent pas le sol et j’ai beaucoup de mal à garder mes chaussons qui sont suspendus à mes orteils ou peut-être même déjà tombés par terre. Je n’ai d’ailleurs rien remarqué, je suis bien trop concentrée sur mon dessin, penchée sur ce pupitre que l’on peut soulever et sous lequel on peut cacher des trésors comme les belles feuilles de lierre rouge que l’on ramasse en automne, qui sèchent, s’effritent et sentent si bon.
Je dessine et des feutres multicolores séparés de leurs capuchons jonchent le sol et le banc au milieu des morceaux de papier découpés parce qu’avant, j’ai fait une ribambelle avec des bonhommes qui se donnent la main.
Je suis bien.
Maman arrive, je ne l’entends pas me dire qu’elle aimerait que je range un peu, que ce n’est pas possible, les feutres vont sécher comme ça, que ça coûte cher quand même, qu’elle ne va pas passer sa vie à tout ramasser derrière moi, que j’ai cinq ans, que je suis grande maintenant, que c’est elle qui range tout dans cette maison, qu’elle en a marre, qu’elle aimerait bien s’occuper un peu d’elle, que ce n’est pas possible, qu’elle va m‘écouter cette gamine ?
« CÉLINE  ! »
Elle a crié très fort. Je m’extirpe de mon dessin en sursautant et je la regarde avec un air ahuri.
Elle me demande si je l’écoute, si je me moque d’elle et elle recommence, en plus fort, à dire qu’elle en a marre, que c’est elle qui range tout dans cette maison, qu’elle ne va pas passer sa vie à tout ramasser derrière moi, que je suis une grande fille maintenant, que je suis insupportable à ne rien ranger, que je suis une enfant ingrate, regarde ce lapin en chocolat que tu as eu pour Pâques, il traîne là depuis trois mois, tu ne pourras même plus le manger après, il sera périmé…
Je regarde le lapin en chocolat qui me regarde avec ses grands yeux doux et lumineux imprimés sur le papier doré. Je l’ai installé confortablement et presque religieusement au sommet de mon pupitre et le soleil fait briller sa fourrure d’aluminium. Un lapin pareil ? Le manger ? Rien qu’à croquer dedans j’aurais l’impression de l’entendre crier.
Et maman continue de crier des bêtises tandis que je la regarde atterrée, mortifiée… Mais où sont passées la douceur et la poésie de ma maman, c’est donc fini tout ça ? C’est donc ça grandir ?
Maman finit par s’imaginer que je me moque d’elle à attendre comme ça en la regardant. Elle s’énerve et attrape le lapin qu’elle jette au sol.
Je me dresse en criant : « Mon lapin ! »
Mon lapin fait « CROC ! » sous le pied de maman qui m’attrape et m’administre une fessée au sens large du terme.
Note : il existe la fessée normale et l’autre qui comprend gifles et autres réjouissances, cette dernière s’appelle la fessée au sens large.
Maman est calmée. Moi je suis rouge et en pleurs au milieu de la salle à manger, je n’arrive plus à arrêter les hoquets qui secouent tout mon corps et qui font jaillir à chaque fois de nouvelles larmes. Dans ma tête c’est la fin du Monde, maman ne m’aime plus. Je croyais que c’était éternel, moi, cet amour et voilà qu’elle me l’enlève comme ça à l’improviste.
Peu importe le souvenir récent des gifles qui me chauffe le visage et le corps comme un grand coup de soleil, peu importe la douleur, mon corps n’existe plus, à cet instant-là tout se passe dans ma tête, dans un endroit qui se trouve très loin de mon corps. Ma douleur est intérieure et il y a comme un vide là où se trouvait l’amour de ma maman quelques instants auparavant.
Et je hoquette à pieds nus sur le carrelage en me demandant ce que je vais faire maintenant avec ce vide en moi.
Je me retrouve finalement dans ses bras. Elle s’est mise à genoux. J’ai la tête posée contre sa poitrine là où c’est confortable comme un oreiller et elle me sert très fort en disant excuse-moi j’étais énervée, pourquoi tu énerves maman comme ça hein ? Tu seras sage maintenant ma Lili ?
Je ne comprends pas grand-chose à ce qu’elle me raconte, je suis juste contente de pouvoir poser ma joue poisseuse de larmes sur son épaule et de sentir que son amour pour moi est revenu.

Publicité
Commentaires
M
Que c'est dur à lire... que ça fait mal de se sentir dans la peau de cet enfant...
Le petit sentier
Publicité
Publicité